24 janv. 2016

[Poékogi] Fleuve-Univers (éléments d'inspiration ou d'explication)


La vipère comme emblème de l'univers

Une synecdoque implicite et filée : tout le poème développe cette figure de style selon laquelle on désigne un ensemble matériel ou conceptuel par une de ses parties, le tout par une partie qui en dépend. En l'occurence, et principalement : un serpent (chose de l'univers), image de l'univers entier.

Ici, c'est aussi une synecdoque croisée avec une comparaison (une métaphore explicite). Parce que je souhaite exprimer des ressemblances entre les deux – même abstraites, purement évocatives ou purement linguistiques. J'utilise donc certains concepts humains portant sur des choses singulières de l'univers ("le fleuve", "la mer", "les serpents"...) pour exprimer des propriétés plus ou moins certaines de l'univers, mais aussi certaines émotions qui surgissent en nous lorsqu'on y pense.

Petite remarque : quand je parle d'univers ici, j'inclus bien évidemment la possibilité qu'il s'agisse d'un multivers, qu'il y ait plusieurs zones, bulles ou feuilles spatio-temporelles, plusieurs "univers" dans "le grand" ; je parle en fait de toutes les choses existantes de tous les temps (physiques, mentales...) : un "omnivers" qui comprend tous les univers du multivers hypothétique et tous leurs devenirs.

Ce n'est pas le lieu pour détailler cette conception de l'univers, avec ses sources, ses assises théoriques voire empiriques sérieuses (scientifiques et philosophiques). Ce poème tente surtout d'évoquer ce que peut ressentir un animal humain lorsqu'il "comprend" un peu cet univers dont il dépend et qui le constitue, qui le constitue entièrement, à tel point que l'humain comprend qu'il constitue à son tour une toute petite partie de l'univers, et une toute petite partie comme une autre, sans plus (ni moins) d'importance que le reste, dans l'absolu (et même pas "au milieu" de l'absolu).

Mamba noir (Dendroapis Polylepis)

Entre autres caractéristiques, j'ai choisi un serpent parce que cet animal terrestre fait peur à beaucoup d'humains. Parce qu'il est parfois dangereux et qu'il l'a très longtemps été pour les ancêtres des humains, il est évité, jugé laid, répugnant, effrayant, ou inversement, fascinant. Sans nier que je le trouve personnellement fascinant, beau et sympathique (je n'y suis jamais confronté comme une vermine ou comme un danger), je l'utilise ici sans jugement de valeur trop marqué (qu'il s'agisse de valeur de plaisir, de moral ou d'esthétique). Je l'utilise comme emblème du non-humain ultime, de la chose au-delà de toute chose, étrange totalité réglée ou collection chaotique et contingente : l'Univers.

L'univers n'est pas humain, n'a pas réservé de place particulière pour les humains, malgré tous les effets de perspective, tous les mythes et tout notre amour de nous-mêmes. Ici, le serpent est d'abord l'emblème d'une "chose" qui n'est pas nous, qui ne nous reflète pas, que l'on ne reflète pas, qui est aussi "toute chose", une et unique bien que différenciée à l'infini, ni bonne ni mauvaise, ni gentille ni méchante, sans émotion décelable ou totale, asexuée, ni mâle ni femelle ni hermaphrodite ni triâle, etc.

Stigmatisé par la religion chrétienne et revendiqué par ceux qui s'y opposent, je me sers du symbole du "serpent" de manière neutre, ou encore pour le neutraliser. À dire vrai, j'utilise aussi la réputation symbolique du "serpent" (mauvaise, ou bonne ; symbole du mal, de la tentation ; du pacte ou du blasphème ; plus ou moins érotisé ; etc.) pour attirer l'attention, à la limite pour tendre un piège ou me moquer ou faire une blague à tous ceux et toutes celles qui confondent leurs peurs, leurs histoires et leurs préjugés avec les choses réelles – mais c'est tout. Le poème tente d'exprimer quelque chose qui déjoue les sentiments humains de bien et de mal, d'agréable ou de déplaisant : un complexe d'émotions différentes, plus intenses et plus vertigineuses, liées à la compréhension du monde, à l'étonnement devant l'asymétrie du monde, au fait de se savoir corporel de part en part, de sentir son corps qui se nourrit et se bousille dans le même mouvement, de savoir que l'extinction n'est pas seulement possible mais quasiment inévitable, de comprendre que cette disparition n'est ni triste ni joyeuse en soi, etc.

Tout ça, ce n'était encore que des généralités sur le symbole et sur son rapport aux humains trop humains. Un "serpent" comme origine de toute vie, elle-même non-vivante, ou en tous cas de manière unique (la totalité ne peut se reproduire, ni faire des petits, ni se nourrir, etc.) ? Des questions métaphysiques apparaissent assez vite.

Une vipère-fleuve, peut-être infinie et peut-être éternelle, dans laquelle tout émerge et tout finit par être submergé, une vipère sans tête, acéphale et donc aveugle, sans intention ni direction ultime. Son corps est peut-être compris en lui-même, ou non. Au passage : si la question de savoir si l'univers a une tête ou une conscience n'est pas entièrement tranchée, une réponse positive nous mènerait vers un panendéisme ou un panenthéisme et en aucun cas vers un théisme (dont le concept central est mal formé ou incompréhensible, car il déploie des attributs incompatibles, pour un objet à la fois transcendant et affecté, à la fois anthropomorphe et irréductible, par définition distinct de toute réalité mais implicitement défini par elles, qui redouble les problèmes et paradoxes liés à la totalité et en ajoute de nouveaux).

Où est la "tête" du Tout ? En a-t-il une, qu'est-ce que cela signifierait ? Où est la queue, en a-t-il une ? L'univers a-t-il un axe polarisé avant-arrière, comme la plupart des animaux ? A-t-il un temps qui se déroule, l'équivalent d'une "existence" avec début et fin ? Que veut-on dire lorsque l'on imagine ce "serpent" qui se "mange" lui-même ? Est-il à lui-même sa propre extériorité, s'il se déroule en lui-même ? Est-ce que je délire, est-ce que c'est la Red Bull du matin qui me fait cet effet ?

Réponse préliminaire : il faut se méfier des métaphores quand on cherche la vérité (et pas seulement la surprise ou l'amusement), ne pas trop leur en demander (à peine plus que ce que l'on avait déjà placé en elles, à peine plus que ce pourquoi elles étaient prévues au départ). Et pour la Red Bull : non, un peu, pas vraiment, oui, en partie, peut-être, il faudrait comparer [insérer ici une proposition de procédé expérimental valide pour isoler les facteurs et donner une réponse statistique détaillée].

Cover Art, The Glitch Mob, "We can make the World stop" Album.
Le monde, peut-être. Mais l'univers ?

Comme symbole de l'univers, je choisis aussi et surtout un "serpent" pour profiter de certaines caractéristiques sémiotiques et sémantiques du concept, et pour évoquer certaines caractéristiques biologiques des choses que désigne ce genre.
"Vipère (type animal, vertébré), n. f., -s. : famille d'espèces de reptiles sans pattes. Craintifs, les mâles et femelles de cette espèce glissent sur le sol et se servent de leurs crochets rétractiles et d'une poche à venin pour se défendre et chasser leur nourriture..." (source imaginaire, cf. n'importe quel dictionnaire)
Quelques raisons purement poétiques en faveur des "vipères" : plus précis et donc plus intense et brutal que "serpent", bonne sonorité en accord avec le reste du poème (assonances et rimes éclatées), avec une étymologie évocatrice – du Latin 'vivus - pario', tout comme le mot "vivipare", qui signifie presque littéralement "ce qui donne naissance à des petits déjà vivants", ou "celle qui donne naissance à des jeunes déjà vivants".

Caractéristiques physiques, biologiques des vipères, et synecdoque-métaphore :
* les vipères sont des animaux non-humains, des choses qui sentent avec des yeux, une langue et un organe thermo-olfactif, à la fois plus proches et plus lointaines d'une conscience humaine que les choses minérales (comparaison, particularité, et composition ambivalence de l'univers comme réel extérieur et comme perception intérieure) ;
* les vipères ont beaucoup d'écailles, de diverses fonctions, toutes liées entre elles, souvent avec des dégradés colorés (diversité des êtres, tous singuliers, des compositions et des situations, et interdépendances déterminées entre toutes choses) ;
* les vipères se camouflent dans leur environnement et ne sont pas faciles à repérer (ubiquité totale et horizon insaisissable de l'univers) ;
* les vipères muent tant qu'elles existent (« Exuvie éternelle », le changement permanent universel, l'idée de hapax perpétuel) ;
* les vipères glissent, "coulent" sur les pierres et dans les herbes (le devenir universel, peut-être cyclique)
* certaines vipères sont cannibales (entre-digestion des parties de l'univers, "à perte", et une image des paradoxes de la notion de totalité universelle, cf. l'Ouroboros) ;
* les vipères peuvent manger des gros trucs et ont la peau extensible, même sans concurrencer le python ou l'anaconda (image de la plasticité morphologique de l'univers) ;
* les vipères, comme d'autres animaux, peuvent être atteintes de bicéphalie, de mélanisme ou d'albinisme (étrangeté relative, dérivation du vivant et du réel dans sa reproduction) ;
* les vipères ont une apparence simple et une structure très complexe, ou inversement (univers partiellement réglé, infini, simple ou chaotique, non seulement en extension, en tissu singulier, en devenir, mais aussi en profondeur, en "échelles", cf. article plus bas) ;
etc. ...
Bien sûr, en tant qu'êtres vivants, les vipères sont impliquées dans des biomes spécifiques et des écosystèmes particuliers (biotopes, biocénoses et chaînes trophiques), donc dans des relations complexes et changeantes de dépendances réciproques, de co-évolution, de prédation, de symbioses, de mutualismes ou de parasitismes, de transferts d'énergie, de matières, etc. En faisant de l'emblème de l'univers un être vivant sur terre, je pointe vers le fait que celui-ci est toujours un univers d'interdépendances structurées, qui peut faire apparaître des structures complexes localisées – comme les cristaux, les amibes, les fourmilières ou les sociétés, dans les limites de l'entropie –, par simples phénomènes d'auto-organisation, puis de sélection naturelle et culturelle.

Comme tout le reste, les vipères sont entièrement déterminées, entièrement constituées de particules et de molécules qui réagissent entre elles, c'est-à-dire d'entités à formes et valeurs énergétiques variées, comme tout le reste, constituée par des éléments divers qu'elles s'efforcent de récupérer en se nourrissant, en digérant, pour grandir, se préserver, permettre à leur cellules de se régénérer, pour s'accoupler, se reproduire, minimiser les pertes, etc. (On sort ici de la métaphore : universalité des composants de la matière et de l'élément, interdépendance et co-essentialité de toute chose, continuité postulée de la substance... sont des points-limites où les caractéristiques des parties se confond celles du tout, où l'image est ancrée dans la réalité).

Vipère cornue du désert (Cerastes Cerastes)

Écho ou rappel des métaphores plus classiques comme celle du fleuve ou de la mer (avec ses courants profonds et cachés, ses vagues apparentes et changeantes, entre-déterminées, continues, ses reflets, ses formes improbables...), rendu explicite par le titre du poème, et renouvelées.

La mer évoque certes le contenant universel de manière plus directe, et elle est plus impersonnelle que le serpent (donc plus neutre, ce qui limite de risque de zoocentrisme), mais sans rupture (sauf de surface), trop homogène et trop massive, pas assez mort subite, pas assez "apprivoisable". On la dit capricieuse, mais en tant qu'ancien kayakiste, le rivière qui serpente m'évoque cette violence et cette dépendance de manière bien plus forte.

Quant aux problèmes et aux paradoxes liés à l'univers, je me contenterai d'en indiquer certains, et de retranscrire ici des lignes supprimées du poème final (trop lourdes, trop abstraites). Dans les versions précédentes du poème, ces questions et paradoxes possibles étaient plus explicites (en rouge, ce qui a été modifié ou supprimé dans la version finale) :
« Tout appartient au long Fleuve visqueux / Distinct à l’infini
Goudron universel c’est-à-dire aussi bien
/ Totalement indistinct

Million de toute chose à chaque instant
/ Unique et différante
Hapax perpétuel se déroule en
/ Continu bouillon inédit »
Contrairement à d'autres, je ne pense pas qu'un poème puisse tenir de réponse aux questions métaphysiques et scientifiques liées à la notion d'univers. Ces dernières sont compliquées, et ne peuvent être résolues en posant une métaphore sur un paradoxe. Par contre, elles inspirent le poème qui peut en retour les suggérer de manière imagée, offrir une expression de l'émotion qu'elles provoquent, de l'étonnement, de la perplexité, de la difficulté, et le lien de ces questions avec la vie vécue.

Exemples de questions liées à l'univers, et donc à ce poème :
* qu'est-ce que ça signifie vraiment de parler de "totalité des choses et des relations réelles" ? est-ce que c'est imaginable, ou paradoxal ? ;
* qu'est-ce que ça signifie vraiment de parler d'univers "infini" ? qu'est-ce que ça implique, et comment étayer une telle hypothèse ? ;
* il y a plusieurs notions d'"infini" et de "totalité" : dans quelle mesure est-ce que ce sont des concepts vides, impossibles à imaginer, ou purement négatifs, ou paradoxaux ? purement opératoires, basés sur des conventions mathématiques, des règles ou des impressions de dépassement ? ;
* quelle est la forme ou la topologie de l'univers, comment la détermine-t-on scientifiquement et empiriquement ? peut-on en venir à bout, ou est-ce par définition impossible de faire l'expérience des limites et donc de la forme de l'omnivers ? ;
* la réalité physique contient-elle vraiment des objets entitaires avec des parties, ou les "objets" et leurs "parties" ne sont-ils que des percepts et des concepts humains, des associations de propriétés relatives sans réalité objective ultime ? ;
* comment concilier, au niveau ontologique le plus élémentaire, les propriétés d'unicité radicale (singularité, hapax), de continuum, et de communauté d'éléments voire de substance ? ;
* le temps est-il discret ou continu ? est-ce une simple mesure du changement d'état, un concept perceptif et relatif à nos théories physiques, ou une véritable dimension de la réalité ? ;
* l'univers peut-il en un sens être dit "cyclique", et si oui lequel ? ;
* l'univers pourrait-il être "entièrement réalisé", au sens où tous les possibles seraient toujours-déjà réels ? qu'est-ce que cela impliquerait pour le temps, notre perception du réel, et la notion d'éternité ? ;
* la substance physique ultime est-elle continue et divisible à l'infini, ou faite d'unités discrètes et insécables, ou a-substantielle émergeant d'un vide structuré (particulies élémentaires, champs, "goo", "gunk"...) ? ;
* si l'on ne reconnaît pas de substance unique, d'éléments ubiquitaires ou de champs unifiés, comment comprendre les régularités que nous appelons "lois de la nature" ? la physique est-elle obligée de présupposer de tels concepts pour rechercher ces "lois" de la réalité ? ;
* la structure et les valeurs des "lois de la nature" que nous observons dans notre cadran d'univers sont-elles réelles, et si oui, sont-elles les mêmes dans tout l'omnivers ? sont-elles homogènes everywhere, ou non ? sont-elles immuables, ou plastiques ? sont-elles absolument nécessaires, ou particulières et potentiellement différentes ? est-ce possible que toutes ces possibilités soient en fait toutes actualisées dans un multivers éternel ou dynamique ? ;
* quelle réalité donner à la causalité ? est-elle une simple habitude de pensée, ou une catégorie de base de la conscience, ou l'effet d'une harmonie préétablie, ou notre compréhension limitée de la nature nécessaire des choses (que seule une théorie du Tout pourrait clore), ou une simple illusion formée par une suite de contingences radicales (univers chaotique, dont la probabilité n'est pas déterminable) ? ;
etc. ...
La « vipère » de « goudron » et « d'essaims » qui se mange et se fond en elle-même est bien l'emblème poétique de la notion d'univers : compliquée, paradoxale, visqueuse (elle vous colle, elle change de forme quand on appuie) et lisse (on la comprend, on la voit, mais elle s'échappe ou se dissipe) à la fois, pleine de surprises et d'énigmes à résoudre.

Alors pour prouver qu'elle est pleine de surprises et d'énigmes ; pour clore ce premier schème qui travaille le poème et introduire le second, voici l'extrait d'un article en anglais sur une vipère africaine :
"The Gaboon viper is a fairly docile creature; [...] it has the longest fangs of any snake — 2.2-inch-long weapons that swivel forwards like switchblades. The fangs are connected to such huge glands that they deliver more venom than any other snake — a cocktail of toxins that thin the blood, trigger massive internal bleeding, and can stop hearts.

Also, [...] the Gaboon viper is virtually impossible to see. From above, its head looks like a dead leaf. Its five-foot-long body is patterned with rectangles and hourglasses, and shaded in cream, yellow, brown and black. Against the leaf litter of its forest home, the viper simply fades away.

Now, Marlene Spinner from Kiel University has discovered one of the secrets to the Gaboon viper’s exceptional camouflage. The black on its body is really, really black. Not just black, ultra-black. None more black. [...]

These dark patches also have the texture of velvet, so they’re evenly black from every possible direction. There’s no gloss to them, which creates an illusion of depth. The patches don’t seem to be part of the same surface as the rest of the viper. This, together with the geometric shapes and sharply contrasting colours, break up the snake’s outline and aid its camouflage.


Spinner studied the West African Gaboon viper (Bitis rhinoceros). [...] She looked at the snake’s scales under a powerful electron microscope, which requires samples to be covered in a thin layer of gold. As a result, the pale parts of the viper’s scales developed a light metallic sheen. But the black areas still looked black...

It means that the colour isn’t just produced by a dark pigment, but also by the structures of the scales themselves.
Spinner caught a glimpse of these extraordinarily intricate structures down the microscope. The dark parts of the scale are covered in small ridges, like leaves standing on end (image a). There are around 1,900 of these leaves in every square millimetre of scale, and each is just 30 micrometres (millionths of a metre) tall.
Spinner zoomed in a thousand times closer, and saw that each leaf was itself covered in a network of even thinner ridges, each just 60 nanometres (billionths of a metre) thick (image c). They form a branching pattern like a fingerprint (image b) [catching and emprisoning light]. And even the areas between the leaves are covered in hair-like projections (image d).

The gaboon viper’s black scales contain the most intricate of patterns, in spaces barely wider than a human hair."
 –  'The Gaboon Viper Has Ultra-Black Scales So You Can’t See It', by Ed Yong, National Geographic Website (article à présent retiré)
   
    


Noirceur et obscurité

Je vais détailler un peu, mais ce que j'aimerais dire sur le rôle de la noirceur est finalement assez simple. Par extension, ça porte aussi sur l'atmosphère un peu sombre ou glauque qui peut peser sur le poème (selon les lectures et les réactions personnelles). Il s'agit du fait que cette "noirceur" n'a rien de "mauvais" ou de "mal", mais qu'elle est liée à la vérité, à ce que la vérité provoque en nous.

La noirceur (ou les noirceurs) de ce poème peuvent pointer vers certaines choses comme la petitesse de nos savoirs, l'inconnu et l'ignorance humaine, notre peur d'être déclassés, incompris, oubliés, de mourir, de n'avoir jamais existé, nos peurs face à l'absence de compassion et même de sensations, face à l'absence de signification, face à l'absence de conscience suprême, ou d'archive suprême ; des choses comme la "nuit" ancestrale, la "nuit" ultra-sidérale et la "nuit" post-extinction, dans lesquelles rien d'humain ne subsiste, ou l'existence de choses qui nous paraissent vraiment immondes, par exemple... En bref des réalités avérées, probables, ou possibles, et les effets émotionnels qu'elles ont sur nous (qu'elles nous effleurent, nous exaltent, nous hantent ou nous changent en nous traversant), mais en aucun cas du "mal" moral, du répugnant, du "c'est pas bien" ou du "mauvais".

La "noirceur" évoque "le mal", ou du moins le négatif, ce qui nous déplaît ou que l'on réprouve. Et pourtant, ce que nous appelons "obscurité physique" n'est ni bon ni mauvais en soi, et nous le savons. De même, la clarté, la lumière, les couleurs, sont en soi moralement et émotionnellement indifférentes. Or il se trouve que nous sommes corporellement et historiquement plus en danger dans l'obscurité, car elle empêche toute anticipation précise (ce qui dérègle nos imaginations anticipatives), et nous rend vulnérables à toutes sortes de choses qui s'y trouvent, qui s'y passent où qui y vivent. Tout au long de l'évolution sélective de notre espèce (biologique et culturelle), le lien entre l'obscurité à la peur n'a cessé de se renforcer, puisque la peur est originellement un instinct ou une technique réflexe d'évitement du danger. Avoir peur de la nuit, des eaux troubles ou des trous sombres constituait en général un avantage adaptatif (comme on fuit l'obscurité, on s'en méfie, on la personnifie et on l'abhorre, on s'y prépare, et tout cela favorise la survie, donc la transmission du caractère et de l'association elle-même). Au même titre que la phobie instinctive de ce qui grouille, de ce qui surgit sans prévenir, ou de ce qui se glisse furtivement sous les portes et sous les habits.

Personne n'aime être en danger (sans aucun contrôle sur celui-ci), ni être rejeté en étant associé à ce qui fait peur ou qui est dangereux : c'est le fond de l'association entre obscurité et "mal". Qu'il s'agisse de souffrances mentales et physiques, ou de leurs traductions en maux sociaux, qu'il s'agisse d'injustice, de déshonneur ou de péché, "l'obscurité" représente le manque de contrôle (dans la fureur, la torture, la tristesse...), le risque tapi et l'impossibilité de lire ou d'anticiper facilement (symbole de danger, du risque de tromperie et de trahison...), mais aussi l'absence de résolution du désir par absence de visée ou de possession visuelle de l'objet désiré (symbole de privation, d'absence, de déception...).

On pourrait remarquer que "l'ombre" est bien plus nuancée dans le jeu d'associations qu'elle déploie (en tant qu'obscurité peu profonde, elle peut être profondément agréable, utile pour se dissimuler, etc.) ; quand la lumière du Soleil est clairement associée aux bienfaits et non à ses méfaits (brûlures et insolations, déshydratation, nocivité des rayons UV... tout ceci serait moins frappant que l'apparition réconfortante et réchauffante de l'astre au petit matin, et largement contrebalancé par les bénéfices plus ou moins évidents que nous offre cette lumière).


Mais s'il s'agit de neutralité de l'univers à notre égard, de l'absence de regard, d'intérêt, d'archive, et de jugement paternel ou parental supérieur, pourquoi parler de "noirceur" en particulier ?

Pourquoi ne pas utiliser l'image du "multicolore" (mille perspectives), ou de la "grisaille" (neutralité morale), ou mieux, de la "transparence" de l'univers ? Mieux qu'un serpent arlequin ou albinos, un serpent translucide (!). Après tout, ce n'est même pas comme si l'Univers haussait les épaules devant nos souffrances, nos bonheurs, nos idéaux et nos éthiques ; tout le monde n'a pas peur du noir ; et il y a peut-être une liberté radicale à trouver dans cette neutralité morale. Au fond, même nos peurs sont moralement indifférentes (elles ne commandent rien dans l'absolu, elles ne brisent aucune loi divine, leur sens se perd avec notre disparition...), donc rien ne nous empêche d'essayer de les dissoudre (à condition de bien réfléchir au coût de ce projet en termes de risques matériels ; mais aussi et surtout en termes de valeurs et de communauté, dans la mesure où il implique de devenir "autre qu'humain").

Tout ça me semble vrai. Or, dans Moby Dick, la blancheur de la baleine inspire précisément une terreur existentielle à Ismaël (chapitre 42). Dans un premier temps, la neutralité constitue toujours un effleurement "glacial" pour nous, un arrachement ou un décentrement imposé à notre croyance naturelle qu'au fond, nous avons de l'importance, qu'une partie de nous-mêmes survivra, ou que quelque chose nous appartient vraiment. Ainsi, nous ne sommes pas indifférents à l'indifférence totale et finale de l'univers, et ses effets sur nous ne sont pas souvent légers ou libérateurs (bien qu'ils puissent aussi l'être). L'indifférence a beau désigner la neutralité morale de l'univers, tout comme l'obscurité n'est pas mauvaise en soi, elle nous affecte d'abord et tendanciellement comme un amoindrissement (elle paraît souvent terrifiante, injuste, incompréhensible, déprimante, etc.).

Pour résumer, le poème paraît sombre parce qu'il évoque certains états émotionnels causés par une conception scientifique ou naturaliste du monde, des "halos affectifs" résiduels ou spectraux, qui sont aussi des expériences et des vécus marquants. Ceux-là sont souvent difficile à regarder en face, à soutenir et à porter, ce qui justifie le choix de l'obscurité (qui est aussi un fait neutre en soi, qui est pour nous profondément associé à du désagréable, qui nous dispose à la peur, etc.).

Mais ces effets affectifs de l'univers comme non-humain radical et indifférent ne se limitent jamais entièrement à du désagréable et du négatif (ni en théorie, ni en pratique). Elles peuvent aussi être positives, ou composites, ambivalentes, douces-amères, acides-sucrées, libératrices et douloureuses, etc. ; ou encore bien différentes : esthétiques, étranges, curieuses...

Finalement, j'aurais peut-être du intégrer l'image de la "transparence" au poème ; encore qu'elle donne l'idée que celui-ci soit facile à lire, à décrire et à déchiffrer, ce qui est tout de même très exagéré. En ce qui concerne le "multicolore", il pourrait évoquer le potentiel affectif esthétique, non moralisé de l'univers - mais en l'état, il convoque surtout l'image et les connotations de l'arc-en-ciel judéo-chrétien (promesse divine et alliance post-diluvienne) ou humaniste et libéral (paix mondiale, amour universel LGBT...), ou le multiculturalisme, via la diversité des perspectives et des croyances résolument humaines (réunies dans un chœur démocratique, chaleureux, cosmopolite). Aussi valeureuses soient-elles, ces évocations n'ont donc rien de bien universel au sens de l'Univers.

Sous l'angle du prisme, le "multicolore" peut aussi évoquer la diversité des canaux de perception du vivant, la déclinaison du réel objectif en réalités vécues et perçues – ce qui serait déjà plus général. Mais toujours trop peu non-humain, pas assez décentré, pas assez objectif ni représentatif ? Peut-être. Le privilège du vivant (animal, et terrestre) n'est lui-même pas évident, relativement à l'Univers.

Mark Chadwick, Fluid Painting, 2011

Alternativement, l'idée d'un "serpent universel" qui soit principalement kaléidoscopique évoque d'abord l'enchantement, l'harmonie, l'ordre ou la symétrie (même mouvante). D'une part, l'harmonie et la préférence pour la symétrie sont relatives à des critères de beauté humains et culturels, que l'observation attentive du monde ne valide donc pas toujours, ni même majoritairement (comme il s'agit de préférences variables, il est absurde de penser que l'on observe nécessairement une harmonie dans la nature, et arbitraire de déclarer qu'il existe un harmonie supérieure qui serait invisible au niveau local). Avec un peu de précision et de prudence, il semble que certaines ressemblances, stabilités et récurrences soient effectivement observables et quantifiables dans l'univers. Privés de leur charge de beauté, de tout lien nécessaire avec ce que nous préférons, ce qui nous plaît et ce qui nous arrange, l'ordre et la symétrie sont alors liés à l'idée de lois de la nature (la logique de l'Univers).

Il y a beaucoup à dire sur le sujet, mais ici je m'en tiendrai à ceci : rien ne nous garantit que l'Univers soit vraiment un Cosmos avec des lois plutôt qu'un chaos, qu'il soit entièrement symétrique plutôt qu'asymétrique, ou qu'il soit nécessaire plutôt que contingent. L'existence de lois est simplement postulée, même dans nos modèles les plus précis, les plus solides et les plus prédictifs (apparemment). Et s'il se trouvait que l'Univers ait un fonctionnement réglé ou une logique nécessaire, tout montre que celle-ci ne favorise pas unilatéralement la vie (elle la permet, tout au plus), sans aucune raison de penser que la forme de vie "humaine" soit fondamentalement différente des autres, ni qu'elle soit un stade définitif de sa lignée, ni même qu'elle soit autre chose qu'une abstraction utile. D'où : retour à la case "obscurité".

En vrac, voici donc ce que peut évoquer la "noirceur" dans mon poème : la tristesse de la mort ou de la perte radicale, la torpeur devant la quasi-certitude de l'extinction totale de l'espèce, et de la disparition de tout ce qui a de l'importance pour moi, la détermination à repousser les limites du savoir, le désir vain et las de devenir immortel, l'indifférence dépressive à l'égard du devenir, la terrifiante intensité de certains bains nus et nocturnes, le vertige cosmique, la mélancolie de l'incertitude, la joie ironique ou la tristesse de ne jamais connaître la fin du scénario cosmique, la mélancolie paradoxale pour les lieux qui ne seront jamais visités, pour les crépuscules qui ne seront jamais admirés, l'absence totale de peur devant l'inconnu et le réel, le désir implacable de vivre éveillé, l'amertume de savoir que l'on s'érode sans retour, mais aussi le vertige de la relativité des valeurs, le vertige de l'absence de continuité de l'identité, de l'absurdité du concept de conscience absolue ou souveraine, etc.

Voici le point où les questions liées à la notion d'univers (dont les exemples que j'ai listées plus haut) rejoint celles qui ont trait à la vie humaine, c'est-à-dire à une vie animale qui est capable de se représenter plusieurs possibles, de les anticiper, et d'exprimer des préférences. Maintenant sur le versant existentiel, quelques exemples de questions suggérées par le poème, à partir d'une certaine conception philosophique et scientifique du monde :
* comment vivre, pour quoi vivre, lorsque l'on a de bonnes raisons de croire qu'aucune partie de la nature n'a essentiellement plus de valeur et d'importance qu'une autre ? que tout change et disparaît, sans rétablissement final ni mémoire universelle ? ;
* comment penser la continuité de l'identité personnelle d'un point de vue physicaliste, au vu des théories épiphénoménales de la conscience, et des interdépendances qui composent corps et consciences réelles ? ;
* la mémoire est-ce le siège de l'identité personnelle ? comment gérer son délitement progressif ? peut-on revendiquer tels effets, telles productions sur le monde ? est-ce vain, ou puéril, ou nécessaire ou mal avisé, d'imaginer que quelque chose de nous survivra par la suite ? ;
etc. ...
Dans la dernière partie du poème, « l'onde obscure » est d'abord celle de la conscience qui se délite car le corps se délite, car cette conscience n'est rien qu'un effet de ce corps. C'est la terreur passagère de la conscience qui se souvient qu'elle savait quelque chose, mais ne retrouve plus quoi exactement, qui se heurte à des dates sans le contenu des jours, qui comprend qu'elle oublie, terreur de celle qui réalise que les souvenirs ne sont que des impressions incarnées, volatiles, soumises à l'oubli intérieur, à la neuro-dégénérescence, à la vue et la mémoire qui baissent (« ...En l’onde obscure distingue à peine / Décalques des témoins d'hier... »), mais aussi à l'oubli extérieur, par les témoins qui restent, qui survivent pour eux-mêmes, et finissent par oublier le peu qu'ils retenaient, puis mourir à leur tour.

Or « l'onde obscure » est aussi ce Réel total, totalement objectif, qui inclut et inclura toujours les faits et les vies en son sein (même s'il n'a aucun sens, aucune musique ni aucune couleur pour nous). Éteintes à elles-mêmes et cachées à toute reprise possible, ces relations et ces vies sont néanmoins relatives à ce qui est, et cela irréductiblement. Dans cette eau plus noire que le noir le plus noir qu'une conscience puisse jamais manquer de bien percevoir, nous sommes car nous aurons été.

Pas de pessimisme, et encore moins de désespoir nécessaire. La noirceur parle d'intensité radicale, de vérité, du réel total, de son indifférence et son ambivalence face à la conscience et aux désirs humains. De la mort, de l'absence de beauté, mais aussi de la beauté qui aura existé par des yeux (les nôtres, et d'autres yeux) - fugace et oubliée pour toujours, mais réelle un instant.

Surtout, ne l'oublions jamais (cf. posthumanismes, Lovecraft, la nouvelle de Borges "There are other things" dans Le livre de Sable, etc.)... d'autres choses auront été, car d'autres choses sont.

Vipère sub-saharienne (Atheris Anisolepis)

L'eau, la salive, le sang et l'encre

Là je serai un peu plus court – en partie parce que je n'ai pas envie de tout expliquer, ou de faire croire que tout est réfléchi, ou qu'il y a une "solution" claire et définie à tous les éléments du poème, parce que c'est un poème, il faut aussi inventer ce qu'il signifie ou le piller pour signifier d'autres choses.

Ces notions et ces choses plus ou moins visqueuses ou liquides sont bien entendu des métaphores dans la métaphore – des "fleuves" dans le "Fleuve", des courants intérieurs, des sous-circuits, des veines, des flots, influx relativement rapides et souples quoi. D'autant plus que ces mouvements ou ces séquences de l'univers servent de références intuitives, puisées dans l'expérience quotidienne, pour comprendre ce qu'est un "flux" ou un "champ" d'énergie, une "onde", etc.

Ce sont aussi des liquides réels qui partagent des molécules en commun dans leurs compositions respectives, qui incluent souvent des métaux, des composés organiques (protéines, graisses). Ceux-ci peuvent être sécrétés ou prélevés par divers organismes pour diverses fonctions : salives canines antiseptiques ou mucus baveux des gastéropodes, encres des céphalopodes, sang froid ou chaud des animaux, leurs plasma, lymphes, mucus, smegma, sébum, urines, sueurs, cyprines et autres spermes, la sève des plantes, leurs laits, résines, latex, etc. Ou synthétisés techniquement, par des outils mécanisés, ou via des animaux modifiés : l'eau lourde, le sang, les huiles, l'encre des tatouages, antiques ou contemporains, la toile lacto-arachnide, etc. Communauté d'essence et de matériaux entre fluides en apparence si séparés. Continuité, recompositions et décompositions, sans frein, à la folie.

Sous le voile des compositions habituelles et des signes, des icônes classiques et des rapports trop balisés, des réalités bien étranges. Rendues à leurs strictes déterminations objectives, chimiques, compositionnelles et réactives, ces réalités donnent à leur tour naissance à des phénomènes uniques, des possibilités techniques ou artistiques intensément dérangeantes, puissantes ou prometteuses.

"All Blacks: Bonded by blood", précipité artistique de peinture, d'imagi-
naire et de sang. Pour cette campagne hardcore d'Adidas, les joueurs
des 'All Blacks' avaient donné leur sang, mixé à la peinture utilisée
pour peindre ce tableau gigantesque. Voir aussi "All Blacks: Of this Earth".
    
J'ai déjà écrit à ce propos : suivre la piste objective des liquides est un bon moyen de se débarrasser de certains préjugés trop humains sur les choses et les relations considérées comme "normales", "naturelles", ou au contraire, "artificielles", "répugnantes", "anormales", "monstrueuses", "dégueulasses" ou "pas naturelles". Ce petit trip poétique s'intitulait « SIROP ».

Dans « Fleuve-Univers », salives, sangs, encres & co. sont censés fonctionner comme des symboles en réseau et des objets en mutation : à la fois comme une référence directe aux liquides positifs, densément réels et très concrets du vécu quotidien raffiné par les sciences, et comme signaux évocateurs de la liquidité de l'univers, placé sous le signe du devenir, du hapax, du continuum mutagène. Si les renvois linguistiques de premier degré sont élevés à la puissance (pour symboliser des idées plus abstraites), c'est par la seule vertu des propriétés de ces fluides concrets, de leur compositions, leur versatilité, de la tension palpable entre leurs natures objectives et leurs significations émotionnelles.

Les différents sirops naturels, plus ou moins artificiels, organiques (c'est-à-dire carbonés, à moins qu'ils soient issus d'une autre forme de vie, non-terrestre), plus ou moins humains, se mélangent et se démultiplient sans se confondre bêtement. Ici, les images doivent évoquer des composés, des sensations ou des pensées précises. On peut relire le poème plusieurs fois pour imaginer de nouveaux renvois, de nouveaux passages réels et linguistiques d'un liquide à l'autre.

Tout ça reste un peu mal fichu, pas très subtil, et tous les liquides ne sont pas sollicités au même degré. La sève par exemple n'est citée qu'une seule fois, dans les énumérations. Mais l'exemple en vaut la peine : relativement à sa récolte, sa digestion, sa transformation en miellat par les pucerons, sa deuxième récolte et digestion salivaire par les abeilles pour nourrir leurs couvains, sa troisième récolte et troisième digestion par les humains « assaillis », habité par des rhinovirus : le miel, ce visqueux hybride végétal-animal mâchouillé par plusieurs types d'insectes, par plusieurs bouches et digéré par plusieurs estomacs avant d'arriver dans la tienne et le tien (bouche-à-bouche interègnes et interespèces, actions alchimiques des salives, etc.).

Autre inspiration que le précipité artistique philosophique et marketing ci-dessus, voir le précipité rituel, affectif et bestial ci-dessous, qui m'a pas mal inspiré pour le poème (atmosphère sombre, « Guerres et paix... » intra et inter espèces, serpent décapité, sang et salive, digestion, sperme fantôme, expérience intense, etc.).

Marine US buvant du sang de Cobra lors d'un excercice-rite (Thaïlande).
Si la composition rappelle en tous points un autre genre d'image,
la situation est autrement hardcore et rien n'oblige d'y plaquer les mêmes choses.
     
Le "sein" final évoque moins le lait (encore un autre exemple qui aurait pu s'ajouter à la liste) que le contenant universel, qui vient récupérer "en son sein" ce que la mue avait fait disparaître de la "surface" universelle. Une suite de signes et d'images évanescente qui n'atteint de loin pas ce qu'elle prétend viser, une intuition débile qui n'entend pas ce qu'elle prétend entendre, mais un peu, ou par analogie fautive. Bribe mortelle, forme irisée apparue un instant à la surface d'une flaque immense de bois momifié, pétrole, combustible, revêtement usé (cf. le « goudron universel »)...

Ce poème, comme tout épiphénomène mental techniquement matérialisé, tout texte, n'est rien qu'un bout de l'univers voué à disparaître, à devenir illisible par érosion du papier, de la roche, du disque dur ou du circuit imprimé, par absence de jus dans les serveurs des clouds de Google, par absence d'identification effective et d'identificateurs potentiels après l'extinction humaine, c'est au mieux un glyphe qui résistera comme le plus permanent des tatouages sur la face d'une Lune ou d'un Astre millénaire, avant de disparaître, effacé, desséché, désactivé, pulvérisé, éteint, ou autre.

Au-delà de la mamelle et de l'étymologie du terme, le "sein" de la Vipère-majuscule n'est pas un "sein" maternel. Pas même celui d'une matriarche Gorgone universelle, déesse-tyran aux cheveux-aspics venimeux qui minéraliserait tout de son regard omnipotent, omni-étant. Déjà, on l'a compris, la Gorgone est une créature imaginaire bien trop anthropomorphe.

Ce "sein" vient seulement réaffirmer ce que je disais plus haut : la mue n'annule pas totalement l'existence. Dans une certaine profondeur, certains effets sont peut-être encore perceptibles, et en un sens irréductible, même en cas de contingence radicale, de chaos absolu qui déjouerait les liens illusoires de la causalité universelle, ce qui est aura été.

 Il reste une infinité de choses à découvrir, et à faire, et tout ça, pour rien. Être, pour rien. Et ce qui est, aura été.

L'auto-référence des derniers vers, l'évocation du poème par lui-même comme partie d'une énigme universelle, tout ça appelle bien entendu la référence à Borges (cf. en particulier « Le livre de Sable » dans le recueil éponyme, ou « L'écriture du Dieu » dans l'Aleph).

Mais j'ai déjà parlé de tout ça ou presque, alors enough.


Fleuve-Univers (déc 2015, janvier 2016),
quelques éléments d'inspiration ou d'explication

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