20 janv. 2012

[Poékogi] L'autre ville

 
L'autre ville promise est cachée quelque part – dans la nuit, les chantiers, à vélo et à pied, j'explore, je soupçonne qu'une ville se cache dans la ville – où ça ? où ça ?

Me promener en vélo dans une rue déserte, ou comment invoquer la matière des clichés, matière première, matière fertile aussi nommée atmosphère. Rage créatrice, tu n’es pas. Nous puisons plus ou moins bien dans des nappes de pétroles et d'essences.

Alors qu’aucun regard vu ne me voit, personne me change en pierre, je suis descendu de mon vélo que j’ai laissé en arrière, au milieu de la route, au milieu de la rue. Je m'agenouille, je me mets maintenant le ventre à terre, face contre terre, craquelée d'asphalte, et je lèche le béton de la ville. Bras contre le corps, paumes vers le bas. La ville, sous elle, non, à l'envers, je sens déjà une autre ville...

En récompense du baiser inattendu, le béton me transfuse ses sentiments quotidiens : la chaleur des frottements, chaussures et rollers ou pneus ou chenilles ou pattes chatouilleuses des pigeons, les marteaux hydrauliques, la désinvolte acupuncture de la pluie, les embouchures de vent à l'oignon qui grésille, les égoûts me travaillent, le poids des murs – indécent –, tous les murs et piliers porteurs qui forment un dessin beau et bizarre, un tatouage tactile pressant (les points de compression sur la surface de symétrie planaire !).

Et l'absence constatée de caresses, le bruit qu’elle emmagasine sans jamais crier, heureusement – et pourtant, pieuvre docile et joyeuse ! Le béton me transmet ses piliers dans la roche et l'assise qu'elle est à elle-même. Je ressens comme la ville et cela fait comme une autre ville – et j'y plonge... Flux et constellation de stimuli, je me fonds à l'envers de la ville. Un vélo seul renversé, le cycliste a pris la fuite ? Une ville en-dessous de l’autre ville, qui n'est pas au-dessus ? Un ville qui vient toujours avant les bœufs ? Une autre ville retroussée, ou plutôt la même ville retroussée, qui montre sa pulpe assouvie plutôt que l'enveloppe quotidienne qui crache des ombres ?

La ville éclatante, lumineuse – je crois que je la saisis enfin – non pas comme aérienne et paradisiaque, mais comme décentrée, autre part – paradisiaque est de la fratrie d’aphrodisiaque, c’est de la simulation ou encore de l’or – l’or isolé empeste, sa couleur pure tourne à la tête, toujours de l’or des fous, toujours une image, une récompense, un mirage. À quoi bon l'or, si l'or n'est pas le reste du reste qui n'est pas l'or ?

L'odeur de la fumée du temps dissoute en l’air. La fête, la fête car ils sont de retour, les noms, danse et liesse pour l’arrivée de galions qui ont coulé, qui ont échoué ici (étrange ?). Les galions qui ont déjà coulé une fois ne sont-ils pas ceux (les mêmes) qui retrouvent un nom ? N’y a-t-il pas identité dans la vision, plutôt que dans les atomes, quand un homme et un galion sont déjà faits du même système immatériel ?

La ville n’est pas une ville au sens où vous entendez ce mot (alors qu’il est écrit), alors que s'élèvent les voix d'une ville disparue sans avoir jamais été là, mais vous savez de quoi je parle, c'est la ville que vous aimez sans le savoir, ce sont les voix du pays où vous demeurez. La ville telle que vous ne l'avez jamais sentie : sans les vies éparses et au fond inconnues de mille paires d'yeux vivants et/ou aveugles, dehors les rires, à la frontière des pas de course et à l'envers de la contre-plongée de la misère qui gratte – je vous parle en somme de la ville brute, la concrétion totale des trajets et moments lucides, l'enveloppe non-vécue qui soutient le vécu de la ville, le négatif, le moule des corps humains, donc imprégnée d'humaine condition, condensée dans des ères – un fruit maturant qui mute aussi – en-deçà des urbanismes, sous l'abstraction de l'écosphère...

Vous y êtes : l'élémental de ville, cette autre ville sans songe mais songée, purement objective, quand la "vraie" ville vécue – frappée du brouillard quotidien – est aussi songe, et songe plus vague encore !

La ville hors du temps, les rues en sentiers, les processions à la torche dans la nuit claire, sous les patios de silence et braseros blancs, sans un chemin alcoolique ni jeté aux dés, aucun chemin non plus guidé par des poignées de raisons. La ville que je reçois ici et maintenant est un seul chemin, et elle dit deux sens qui ne sont pas des directions : 1 l'unité relative des pôles, la continuité des transferts de mouvements, ou l'attirance et la répulsion comme principes du devenir ; 2 la dérive ou l'errance du côté du temps vide, l'unité utopique ou absolue, c'est là que se trouve l'autre ville, la non-Babylone, où créatures et galions sont leur signe à la fois.

Là où émane un atoll de sensations, mes bras et mes mains et genoux et le front, il n'y a plus de trajets, plus de lieux ; mais je vis des airs changeants que sont les saisons absorbées, qui induisent des transformations cycliques et cycloniques dans l’esprit, je nage, en somme, dans les algues et les fils barbelés, tentures, drapeaux, murailles, véhicules volants reliés entre eux par des sons et des regards, câbles de métal ou langues et lanières de dureté variable... Et reprendre le chemin du monde et des sons tonals – à égale distance des syllabes, des cris et du bruit.

La ville que l’on rêve toujours de bâtir sans le savoir, est bâtie dans les reflets de celle-ci, comme un gant dont l’envers passe inaperçu (car il adhère à la main à l’intérieur), devient la ville où je bois en secret, volée, transparente et concrète – aucune barrière, je trace, des traces, j'arpente, je fonce, galion de Thésée entre les quais de gare désaffectés, les tours de sable rouge aux digicodes et jardins suspendus...


Tel-Aviv

Aucun commentaire: